Mustapha Saïd Ahmed

02/10/2019 - par Ahmed KhamisLea Senna - Culture

On a décidé de faire une série d’articles autour de chanteurs et chanteuses soudanais.e.s connu.e.s pour leur engagement politique et leurs paroles contre la dictature. Aujourd’hui on vous propose de parler de Mustapha Saïd Ahmed et d’écouter une de ses chansons sur l’exil.

Mustapha Said Ahmed est un célèbre chanteur des années 80-90, reconnaissable à sa coupe de cheveux et ses lunettes rectangulaires. Il a chanté une centaine de textes, repris et arrangés à partir de poèmes. Pour écouter les chansons tout au long de cet article, cliquez sur le nom des chansons, qui vous emmènera vers un lien Youtube. 

Membre du Parti Communiste soudanais, il était issu d’une famille d’agriculteurs modestes. Il considérait que la vie simple des gens était un bon sujet de chansons. Il se faisait appeler le « chanteur du peuple ». Il chantait pour les travailleurs des ports de l’Est du Soudan, et pour les vendeuses à la sauvette, les femmes qui viennent des périphéries des villes et qui vendent l’alcool local dans les rues. On raconte qu’un jour il a entendu ces vendeuses chanter, et il a repris leur texte pour en faire une chanson qui exprime leur fierté et leur force (« Al-Maatuga w maataga w munatega » - littéralement, « celles qui sont libres, qui libèrent et qui sont libérées »). Il était connu pour sa modestie et sa simplicité, il se promenait dans Khartoum et discutait avec les gens dans les cafés des quartiers populaires. Ses chansons s’appuient sur des mélodies simples, et un rythme classique à cinq temps.

Il a aussi chanté « Am Abdelrahim » (L’oncle Abdelrahim), une chanson qui parle de la vie d’un homme qui s’appelle Abdelrahim, qui travaille comme porteur au marché, qui sort chaque jour pour travailler et pouvoir nourrir sa famille. Il est écrasé par les taxes et les impôts du gouvernement. Il lui arrive d’être poursuivi par la police, il a beaucoup d’ennuis, et finalement la chanson raconte qu’il meurt percuté par un train alors qu’il traversait les rails sur son âne. Ses chansons racontent souvent des histoires de personnages, avec des images très fortes.

Mustapha Saïd Ahmed était enseignant au lycée, et c’est par son stylo qu’il avait choisi de résister au régime et d’exprimer ses idées. Dans une de ses chansons, appelée « Min Hagi Aghani Leshaabi » (J’ai le droit de chanter pour mon peuple), il écrit : « J’ai le droit de chanter pour mon peuple, et le peuple me donne ce droit / Mon cœur n’est pas dans tes mains [mains du régime] / Mais dans les miennes / C’est le peuple qui m’a appris / Comment chanter pour la terre, la pluie et les outils [récoltes] ».

Il termine sa chanson en appelant à la paix, la liberté et la justice, il répète ces mots plusieurs fois jusqu’à ce que la musique s’arrête enfin. Ces mots sont l’un des slogans les plus importants des révolutions soudanaises. Cette chanson est connue de tous, et il n’est pas rare que parmi les militants de la gauche soudanaise, cette chanson soit reprise et chantée. Mustapha a chanté pour l’unité du peuple soudanais, et pour leur révolte.

Dans la chanson « Ma at-tuyur » (Avec les oiseaux), il compare les dirigeants et leurs complices (kizan) à des oiseaux, qui voguent sans direction et sans plan. Il dit alors, parlant du peuple soudanais, « et nous, nous allons dans toutes les villes et nous construisons nos nids par les chansons », « plantant la joie sur les chemins malgré les circonstances ». Mustapha Saïd Ahmed a été arrêté de nombreuses fois par les services de sécurité, notamment à cause de cette chanson. 

Dans les années 90, il a quitté le Soudan à cause de graves problèmes de santé, d’abord pour aller en Egypte, puis au Qatar. Au moment de son dernier départ, qu’il savait sûrement être les derniers instants de sa vie au Soudan, ses amis l’entouraient à l’aéroport, et son ami et camarade Gasim Abuzaid, qui était aussi poète, lui a écrit et lu un poème. Mustafa Saïd Ahmed a tout de suite repris et composé le poème en le chantant avec les autres, au milieu de l’aéroport. Tout le monde était en larmes. Cette chanson sur le voyage et l’exil est souvent écoutée par ceux et celles qui ont fui le pays, jusqu’à aujourd’hui. Une chanson qui rappelle le départ, une chanson qui nous berce et que l’on écoute tard dans la nuit, loin du Soudan, des amis, de la famille. Elle s’appelle « Safer » (le poème original s’appelle « Msafer »), c’est-à-dire « Voyageur » : c’est son ami Gasim Abuzaid qui s’adresse à lui (Mustafa Saïd Ahmed) dans ce texte.

Ses chansons sur l’exil sont parmi les plus belles dans la musique soudanaise. Le poète Salah Haj Saïd, qui a écrit plus d’une dizaine de textes pour ses chansons (parmi lesquels, « Al Huzn Al Nabeel », le Noble Chagrin, ou « Al Masafa », la Distance), écrivait : « je voyage dans des villes éloignées où seul Mustapha peut m’emmener lorsqu’il chante, par ses mots lumineux, sa mélodie débordante de douceur, un chant qui résume tous nos tourments ».

Mustapha Saïd Ahmed est mort peu de temps après. Depuis, tous les ans, le jour de son anniversaire, le 17 janvier, est célébré pour écouter et jouer sa musique. Il a laissé un patrimoine musical qui nourrit les combats et l'exil des militants soudanais du monde entier.

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On a essayé de traduire ensemble la chanson « Safer » (Voyageur), voici notre tentative :

[Toi le] voyageur

Les gares des adieux (les gares où l'on célèbre les adieux)

Sont derrière et devant toi

Je te vois et ton ciel chante

Les espaces de la tristesse dans nos yeux

Explosent la ville lointaine

Les tickets d’invitation au retour remplissent tes yeux de joie

Les youyous couvrent le monde

Tu ne penses qu’à cette joie du retour

Et j’entends tes échos parmi les épis qui chantent

On reproche beaucoup au présent (on a beaucoup de choses à reprocher au présent)

Mais on ne regrettera pas le passé (on ne peut regretter le passé)

L’honnêteté de ton cœur est quelque part

Entre la nostalgie (shog) et ton humanité

La mélodie de l’art perdure (vit), satisfaite,

Et ton espace franchit les limites de la nostalgie

Tu es entré dans la poésie de l’homme

Ta passion a été déposée dans un creux

A présent, le jour s’est suicidé

Et on te chante aux villes du chaos

Ah l’exil (ghurba) ! Ne reste pas (ne t’amarre pas)

Les villages disparus chantent pour toi

N’oublie pas mes rêves que tu gardes avec toi

Nous te chantons et nous chanterons

Et nous défierons le temps de l’art (artiste)

Voyageur…

Ahmed Khamis

Journaliste soudanais (Lyon).

Lea Senna

Militante française pour les droits des étrangers et étrangères en France, et arabophone, elle est la co-fondatrice de Sudfa et travaille à la traduction et l’édition des articles.

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