Angoisse et solidarité : les exilé·e·s soudanais·e·s en France face à la guerre

24/11/2023 - par Hamad Gamal - Luttes

Depuis le 15 avril 2023, la violence meurtrière de la guerre au Soudan a provoqué une profonde inquiétude parmi les exilés soudanais résidant en France. Ces derniers, loin de chez eux, suivent avec anxiété et impuissance l'évolution de la situation dans leur pays d'origine. À travers les frontières, ils et elles appellent à la solidarité pour mettre fin à cette crise.

Depuis huit mois, les affrontements entre l’armée régulière soudanaise et la milice armée des Forces de Soutien rapide (RSF) ravagent le Soudan. La guerre a entraîné une crise humanitaire sans précédent, laissant des centaines de milliers de civils en détresse. Les exilé·e·s soudanais·e·s en France, impuissant·e·s, sont submergé·e·s par un sentiment d'angoisse et de tristesse face à la tragédie qui se déroule dans leur pays natal.

Dans un café soudanais de Lyon, en juin dernier, j'ai rencontré Semi-Jedo, un réfugié soudanais âgé de 35 ans originaire d'Al-Genina et résidant en France depuis 2016. Assis seul et éloigné des autres, je me suis approché de lui car nous nous connaissons depuis quelques années. Semi-Jedo a exprimé sa tristesse concernant sa famille et sa ville.  Il raconte : "La dernière fois que j'ai pu parler avec ma famille, c'était le 13 avril, soit deux jours avant le début de la guerre. Depuis, je n'ai aucune nouvelle, ni de ma grande famille, ni de ma femme qui est enceinte et censée accoucher mi-avril. Je suis vraiment inquiet. D'ailleurs, je n'arrive plus à dormir, à manger ni à travailler." Entre avril et juin, la ville d’Al-Geneina a été ravagée par des violences inouïes qui s’apparentent à un génocide.

Loin de chez eux, mais proches dans le cœur

L'histoire de Semi-Jedo est semblable à celle de milliers de Soudanais·e·s en France. Vivre en exil est une expérience très difficile sur le plan émotionnel et matériel. Les exilé·e·s soudanais·e·s ont dû fuir leur pays en raison de la répression politique et de l'instabilité qui sévit dans plusieurs régions. Ils et elles ont cherché refuge en France dans l'espoir d'une vie meilleure. Cependant, malgré la distance physique, leur cœur reste profondément attaché au Soudan.

Dans le café soudanais de Lyon, des dizaines de Soudanais·e·s se retrouvent chaque soir pour discuter de la situation de leur pays natal et échanger des informations. C'est leur moyen de rester informés sur la réalité sur le terrain, car la plupart des villes soudanaises sont déconnectées depuis le début de la guerre et il est difficile pour les Soudanais en France d'entrer en contact avec leur famille restée au Soudan.

L’un d’eux, Moubarak, explique à Sudfa : « A Kotum, où ma famille réside, il n'y a plus de connexion depuis le début de la guerre. C'est pourquoi je suis obligé de venir chaque soir au café soudanais pour essayer de rencontrer des gens de ma ville qui pourraient me donner des nouvelles. Récemment, j'ai appris le décès d'un cousin à cause d'une balle perdue. C'est une situation très difficile pour moi, mais encore plus pour ma famille là-bas ».

Comme Mubarak, les autres Soudanais·e·s de France sont confronté·e·s à un dilemme constant : ils et elles cherchent à construire une nouvelle vie en France, mais sont rongé·e·s par l'inquiétude et la culpabilité de ne pas pouvoir aider leur famille et leur pays dans cette période de crise.

Les exilé·e·s doivent aussi porter le poids de la crise économique provoquée par la guerre, qui a entraîné une énorme inflation (un dollar américain a atteint 1 000 livres soudanaises, alors qu'avant la guerre, il équivalait à 500 livres soudanaises). Depuis le début des conflits, beaucoup de gens ont perdu leur emploi et les infrastructures économiques tels que les commerces ont été détruits, privant de revenus les habitant·e·s. Face à une situation désastreuse, beaucoup de familles ont été contraintes de fuir vers d'autres villes soudanaises ou même à l'étranger pour trouver un semblant de sécurité et de stabilité.

Désormais, de nombreuses familles dépendent entièrement leurs proches habitant à l'étranger pour survivre. Les enfants de la diaspora sont soumis·e·s à une énorme pression financière, et divisent considérablement leurs revenus pour pouvoir subvenir aux besoins de leur famille au Soudan. Cette situation de dépendance économique est un fardeau matériel et émotionnel pour de nombreux·ses Soudanais·e·s en France, qui doivent jongler entre cette responsabilité et leurs propres besoins se retrouvant souvent privé·e·s de la possibilité d'économiser ou de construire leur propre avenir. Cette situation peut également créer des tensions au sein des familles soudanaise en France, où des membres peuvent se sentir délaissé·e·s ou négligé·e·s.

Les Soudanais·e·s de France mobilisé·e·s

Depuis le début de la guerre, les exilé·e·s soudanais·e·s en France font tout leur possible pour attirer l'attention du monde sur la violence croissante dans leur pays. Ils et elles se rassemblent au sein de collectifs tels que « Soudanais contre la guerre » ou « Soudanais pour la paix », afin de coordonner leurs efforts et d'amplifier leur voix et organisent des manifestations, de rassemblements et de campagnes de sensibilisation. 

L'objectif ultime de ces collectifs est d'obtenir un soutien diplomatique et humanitaire pour mettre fin au conflit et soulager la souffrance des civils pris au piège. Ils espèrent ainsi que la communauté internationale prendra des mesures concrètes pour mettre fin à la guerre et apporter une aide humanitaire aux populations touchées.

Parallèlement aux mobilisations politiques, la diaspora soudanaise en France s'engage également sur le plan humanitaire pour répondre aux besoins concrets de leur compatriotes. Des collectifs se sont formés pour répondre aux besoins des réfugié·e·s soudanais·e·s au Tchad ou à l’intérieur du Soudan. L'une de ces associations, Darjeel, est particulièrement active dans l'aide aux réfugié·e·s soudanais·e·s au Tchad depuis le début de la guerre : elle envoie notamment des colis humanitaires et des fournitures scolaires. D'autres collectifs ont également vu le jour à Lyon, Paris et Toulouse, mettant en place des initiatives pour soutenir les exilés et répondre à leurs besoins fondamentaux.

De plus, ces derniers mois, de nombreux·se· Soudanais·e·s fuyant le conflit sont arrivé·e·s en France. Plusieurs collectifs se sont formés pour soutenir leurs compatriotes exilé·e·s et faciliter leur installation dans leur nouvel environnement. Certains, comme l'organisation des femmes soudanaises "Ensemble pour le changement", ont vu le jour pendant la révolution et se remobilisent aujourd'hui autour de l'accueil. A Paris, ces collectifs se retrouvent régulièrement au quartier de la Chapelle. Ils organisent des repas quotidiens pour offrir un moment de convivialité et de partage, pour que les nouveaux arrivant·e·s se sentent soutenu·e·s et entouré·e·s. Au-delà de la nourriture, ces collectifs fournissent également un accompagnement social et juridique aux exilé·e·s soudanais·e·s.

La guerre divise la diaspora soudanaise

Mais la guerre actuelle au Soudan n’apporte pas que l’unité au sein de la diaspora soudanaise, qui est profondément divisée par le conflit armé. Beaucoup de personnes ont des liens familiaux et ethniques avec les deux camps qui s’affrontent, ce qui influence leur positionnement.

D’un côté, il y a des personnes qui soutiennent les militaires au pouvoir et considèrent que les membres de la milice RSF sont des terroristes et des génocidaires : par exemple, le collectif « des enfants de la patrie » basé à Paris. De l'autre côté, d’autres groupes soutiennent les RSF, considérant que cette milice est un rempart contre l’armée, qui a pris le pouvoir par un coup d’Etat en octobre 2021, opprime les civils et empêche la transition démocratique : parmi eux on trouve notamment « l’association européenne-africaine », qui a organisé plusieurs manifestations en soutien aux RSF. Chaque camp accuse l’autre d’être responsable de la guerre, et considère qu’il faut continuer à se battre tant que l’ennemi ne sera pas détruit.

Un troisième camp, incarné par le « collectif des Soudanais contre la guerre », suit la position des acteurs civils de la révolution et notamment des comités de résistance, qui rejettent radicalement les deux acteurs du conflit et considèrent qu’ils sont tout autant responsables l’un que l’autre des violences infligées aux civils. Ils et elles demandent à la fois la fin de la guerre, le départ des militaires, la dissolution des RSF, et la passation du pouvoir aux civils.

Ces différents politiques créent des tensions au sein de la diaspora soudanaise. Lors d'événements communautaires, les débats entre les différents groupes sont parfois houleux. Il est par ailleurs fréquent de voir plusieurs manifestations organisées par des groupes soudanais en France au cours de la même journée, mais avec des objectifs et des lectures différentes du conflit.

Cependant, malgré ces divisions, la diaspora soudanaise en France reste unie par son désir commun de mettre fin à la guerre et chercher le retour à paix et la stabilité dans leur pays d'origine. Ils et elles continuent de mobiliser leurs ressources et d’élever leur voix pour demander une solution pacifique à cette crise.

Hamad Gamal

Militant soudanais en exil, étudiant en sociologie à l’Université Lyon 2 et à Sciences Po Paris. Il est le co-fondateur de Sudfa, et auteur de nombreux articles et lettres ouvertes en défense des droits des migrant.e.s et réfugié.e.s en Europe.

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