Talking about trees

06/05/2020 - par Hamad Gamal - Culture

Critique du film « Talking about trees » du réalisateur Suhaib Gasmelbari, sorti en décembre 2019 dans les salles françaises.

Image du film

Pour moi, c’était un grand plaisir d’aller voir un film soudanais sur grand écran en France, parce que c’est rare, et que ça m’a rappelé beaucoup de choses. Le film m’a ramené à ce pays à la fois présent et absent pour moi, jusqu’aux quartiers que j’ai connus. J’ai aussi un sentiment d’avoir vécu un peu la même histoire que le réalisateur, qui vient comme moi d’une génération qui n’est jamais allée au cinéma dans notre pays, mais qui en voyait les ruines, après la mise en place du régime militaire en 1989 et la fermeture des cinémas, et qui a aussi vécu en France. 

Affiche du film "Talking about trees"

Epopée du cinéma soudanais dans des heures sombres

Ce film aurait pu s’appeler « cinéma dans les heures sombres ». L’obscurité n’est pas qu’une image : au début du film, l’écran reste noir, et on entend une annonce de la société soudanaise de distribution d’électricité. Une panne de courant, encore. Le visage du réalisateur Suleiman Mohammed Ibrahim apparaît à l’écran, et il soupire à l’idée du cinquième jour de coupure d’électricité. Jongler avec les coupures est devenu le quotidien. Suhaib Gasmelbari suggère un rapprochement entre le noir « technique » (la panne de courant), et l’obscurité (métaphorique) de la répression et de la censure.

Le titre du film s'inspire en réalité d’un poème de Bertolt Brecht (A ceux qui viendront après nous, 1939): « Que sont donc ces temps, où / Parler des arbres est presque un crime / Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ». Le réalisateur l'a traduit en une épitaphe cinématographique incroyable, dans lequel il a résumé l’épopée d'une génération de cinéastes soudanais infatigables. Leurs rêves et leur créativité ont été piétinés sous la chaussure militaire et étouffés par les discours religieux. Cependant, ce qu’il en ressort, ce n’est pas une tragédie, mais plutôt une comédie, puisque le rire est partout. 

Lorsque Suhaib Gasmelbari a reçu des prix pour ce film, c’était au moment même où le pays entier connaissait sa révolution politique. Ce prix prenait le goût d’une revanche, et d’un hommage à lutte populaire qui a réussi à briser les chaînes qui emprisonnaient la créativité et la liberté.

Ce film-documentaire porte sur quatre réalisateurs soudanais, Altayeb Mahdi, Manar Al-Hilu, Ibrahim Shaddad, et Suleiman Mohammed Ibrahim. Ils ont étudié le cinéma en Egypte, en Allemagne, en Russie, dans les années 60 et 70, et sont des compagnons inséparables depuis une cinquantaine d’années. Leur intimité et leur complicité sont si belles à voir ! Après leurs études, ils sont revenus au Soudan avec une idée en tête : organiser des projections, faire des films, et reconstruire le cinéma. Ils ont donc crée l’Association du Film Soudanais en 1989, l’année même où Omar Al-Bachir a pris le pouvoir par un coup d’état. Ils essuient des licenciements, voient les cinémas et théâtres se fermer, les tournages et les projections empêchés par les services de sécurité.

Une image du film.

Leur combat – qui est le combat de toute leur vie pour la renaissance du cinéma – se matérialise dans le film par leur projet de retaper un cinéma de quartier abandonné, et y organiser une projection. Ils s’activent pour nettoyer, repeindre, louer le matériel, imaginer à quoi pourrait ressembler cette vieille scène une fois mise à neuf. Le cinéma s’appelle le « cinéma de la Révolution » (en référence au quartier du même nom).

Ils rencontrent beaucoup d’obstacles mais continuent, défi après défi, avec humour et amertume, sans fatalisme. Ils bricolent avec les moyens qu’ils ont, fabriquent la technologie à laquelle ils n’ont pas accès, rient en imaginant que certains font avec des « chaises automatiques » qui se propulsent « en quelques secondes » ce qu’ils font avec des montages d’escabeaux et d’échafaudages. Car au-delà des freins idéologiques, le régime islamiste d’el-Bachir a vraiment fait tout son possible pour détruire le cinéma. D’ailleurs, le film est rempli de personnages de l’imaginaire collectif, notamment l’imaginaire des « kizan » et des membres des services de sécurité qui au nom de la religion, répriment, s’enrichissent, et vivent de la corruption.

Les dialogues entre ces quatre joyeux compagnons nous amènent dans leurs souvenirs, leurs réflexions sur le passé et l’avenir du pays, et nous entraînent dans leur rire irrésistible. Le rire contre les frères musulmans qui étaient obsédés par la transformation de la capitale en nouvelle « La Mecque » et qui ont construit des moquées partout, au point où, pour pouvoir montrer un film en plein air, il fallait pouvoir jongler avec les horaires de l’appel à la prière qui résonne partout dans les haut-parleurs.

Leur projet d’organiser une projection en plein air, et le travail qu’ils entreprennent pour aller consulter les habitants du quartier, et les joueurs et supporters du terrain de foot d’à côté, constitue aussi une tentative de faire renaître le cinéma comme loisir populaire et moment partagé, une forme d’activité sociale qui n’était pas possible jusque là, et a été remplacée par des visionnages de séries sur Internet ou à la télévision. Comme de nombreuses initiatives pour organiser du théâtre ou des films en plein air, ce projet est aussi celui de (re)découverte d’une nouvelle forme de culture populaire.

Image du film

Une image du film.

Un film sur le cinéma

L’année 2019 est une grande année pour le cinéma soudanais, comme elle l’a été dans l’histoire du pays. Talking about trees à été primé à la Berlinale, et Tu mourras à vingt ans a reçu un prix au festival de Venise (voir notre article sur ce film ici). Talking about trees a également reçu d’autres prix et a été visionné dans nombre de festivals internationaux.

Depuis, Suhaib a expliqué, dans un interview : « le plus difficile dans le cinéma, c’est quand t'es un réalisateur, et que t'essaie de produire un film sur les autres réalisateurs ». Le pari de ce film, c’est effectivement de filmer des réalisateurs. De mettre devant la caméra, ceux qui d’habitude sont derrière. Et les réalisateurs deviennent des personnages qui transmettent des messages importants et profonds. Des personnages qui racontent si bien les histoires, si bien que la ligne entre documentaire et film de fiction se brouille.

Suhaib dit dans un autre interview: « la génération de cinéastes que nous avons montrée dans ce film, est celle qui est tombée dans une oppression totale lui interdisant de faire des films, malgré ses débuts solides ». Il donne alors aux spectateurs l’opportunité de voir plusieurs extraits de leurs films, ce qui permet une plongée dans ces films d’auteur des années 80 et 90, enfouis dans l’oubli collectif, au Soudan et à l’étranger.

Je me rappelle que lors d’une conférence à l’édition de septembre 2019 du festival d’El-Gouna (Egypte), auquel Talking about Trees a gagné l’étoile d’or dans la catégorie « documentaires », quelqu’un a posé une question sur les conséquences de la participation à un tel film pour ces quatre « personnages » (sachant aussi que le film a été tourné sans autorisation). La réponse est venue d'Ibrahim Shaddad, qui a fait référence au réalisateur en lançant, imperturbable : « on dira qu’on ne le connait pas, c'est tout ! ».

En bref, ce film montre que les créateurs de films soudanais sont bien vivants ! Alors, le cinéma soudanais est comme un arbre dont les branches se sont desséchées, mais qui est bien resté debout, pour voir ce qui allait arriver, et qui a fini par porter des fruits. Je ne peux que conseiller d’aller le voir ! Parce que ce film nous donne aussi une leçon importante : ce que l’autoritarisme pensait avoir détruit, ne renaît que de plus belle ! Ce film est un pied-de-nez à tous les efforts du régime précédent, et un avertissement au public dans l’incertitude du présent.

Pour reprendre la phrase de la fin du film : « nous sommes les meilleurs optimistes, car notre espoir a été forgé par le plus grand désespoir ».

Une image du film.

Voir le synopsis et la bande-annonce ici : http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=271482.html

Entretien avec le réalisateur Suhaib Gasmelbari sur son film (en français) : https://www.youtube.com/watch?v=G73s8qHi9hg&feature=youtu.be&fbclid=IwAR0lKLp_osLxyC2KDNoXnXQG2c1SDbwEN8Z4EwvZ4mvXCMWBrSv4HjmZhiQ

Entretien avec Ibrahim Sheddad (en arabe) sur le site du Sudanese Film Group, janvier 2018 : https://tinyurl.com/y8zcluco

Hamad Gamal

Militant soudanais en exil, étudiant en sociologie à l’Université Lyon 2 et à Sciences Po Paris. Il est le co-fondateur de Sudfa, et auteur de nombreux articles et lettres ouvertes en défense des droits des migrant.e.s et réfugié.e.s en Europe.

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