Les femmes soudanaises face à l'oppression

09/05/2019 - par Eynass Buthayna - Histoire

Dans les médias étrangers et réseaux sociaux soudanais, on a beaucoup parlé du rôle des femmes dans les manifestations. Cet article permet de prendre du recul et faire un point sur l’histoire des mouvements des femmes soudanaises, et les combats toujours en cours.

Les femmes dans l’histoire soudanaise

L’histoire des femmes soudanaises est une histoire de dirigeantes et de combattantes, de femmes puissantes et courageuses, dans une civilisation parmi les plus anciennes au monde. Prenons par exemple la figure d’Amanirenas : elle dirigeait, au premier siècle avant Jésus-Christ, le royaume de Kush ; elle a combattu l’Empire Romain et repoussé ses armées. Ce sont d’ailleurs de ces figures que l’on tire le nom de « kandakat », les reines nubiennes et femmes de pouvoir. Ce terme est aujourd’hui repris pour désigner les femmes battantes qui bravent courageusement le régime et ses interdictions. Salah Omar, dans son livre Les femmes qui ont dirigé l’ancien Soudan, revient sur ces figures ; elle cite Shankar Khitou, première femme à avoir assumé le rôle de reine du royaume Marawi, ou encore Muhairah bint Abboud, qui a organisé le meurtre du khédive d’Egypte et du Soudan sous l’Empire Ottoman. Les mères des rois avaient également un pouvoir large et étendu. La mère, comme la sœur, étaient inclues dans les lignées d’héritage royales.

L’héritage culturel africain, a permis aux femmes soudanaises au fil des siècles, de puiser les forces nécessaires pour lutter contre la colonisation, puis la dictature. De cet héritage, elle ont tiré une certaine originalité, et des formes de résistance particulières.

Avec l’entrée de la religion chrétienne au Soudan, ainsi que l’islam et les migrations arabes, le système matrimonial a pris fin, et a été remplacé par un système de domination masculine, qui a affecté le statut des femmes pendant des centaines d’années.

Les conditions sociales et économiques n’étant pas favorables, les femmes ont été employées à titre gratuit par les hommes dans les maisons. Ce travail domestique prenait – et prend toujours – de multiples formes, et faisait peser sur elles de nombreuses responsabilités, comme celle d’amener l’eau ou le bois de chauffage, de le ramener sur de longues distances. C’est toujours le cas dans les villages et camps de réfugiés, où elles continuent à fournir la nourriture, les moyens de subsistance, à travailler dans les fermes et sur les terres qui appartiennent aux hommes. 

La distribution actuelle des richesses et de la propriété s’appuie sur une idéologie patriarcale et capitaliste. Les femmes sont par exemple exclues du système bancaire ; ne pouvant épargner ou gérer seules leurs revenus, elles sont donc maintenues au niveau de la production individuelle. La division du travail a continué. 

L’influence de la colonisation dans le processus de renforcement des inégalités n’est pas négligeable : la colonisation n’a pas visé, ni autorisé, la libération des femmes, et a même confisqué aux femmes la possibilité d’une éducation émancipatrice. Jusqu’au début du vingtième siècle, l’éducation des filles était confinée aux écoles religieuses, celles d’évangélisation chrétienne et l’école coranique. Les efforts du réformiste Babiker Badri ont par la suite permis d’ouvrir la première école publique de filles en 1907.

Pendant la première moitié du vingtième siècle, l’école publique en est restée à ses balbutiements, et les opportunités pour les filles restaient extrêmement faibles comparées à celles des garçons, en grande partie à cause des coutumes et traditions qui empêchaient les femmes d’accéder à l’école.

Avec la consolidation de l’éducation et l’augmentation du nombre de filles scolarisées, les premiers mouvements féministes soudanais ont fait leur apparition. Mais peut-on parler, avant la scolarisation massive des filles, de mouvements féministes ? Il y avait, certes, des formes de solidarité locales, mais il est certain que l’éducation a permis d’organiser et systématiser le mouvement des femmes pour leurs droits.

Dr. Fatima Babiker recense ces formes de solidarité dans son livre Les tendances idéologiques dans le mouvement des femmes soudanaises. Elle parle notamment de moyens de pression sur les hommes mis en œuvre par les femmes, comme l’abstinence sexuelle, et donne des exemples de la solidarité collective à échelle locale.

L’Association des Jeunes Filles Eduquées, a été créé par Khalda Zaher, qui était aussi la première médecin soudanaise. Ensuite ont été fondées d’autres associations comme l’Association des Enseignantes, et d’autres associations féministes, basées surtout sur les corps de métier. Cet ensemble d’associations et de groupements a permis de fonder l’Union des Femmes Soudanaises en 1952, qui était composée d’étudiantes et de professionnelles. Cette Union reste la plus grande structure féministe de l’histoire contemporaine du Soudan.

Cette Union s’est battue pour les droits des femmes soudanaises ; elle a atteint son apogée entre 1952 et 1956, avec un périodique nommé "Les Voix des Femmes". L'Union était sous la direction de Fatima Ahmed Ibrahim, première femme à être élue au Parlement, et rassemblait plus de quinze mille membres, ce qui en faisait une des organisations féministes les plus étendues et efficaces du continent africain.

L’Union a rencontré une forte opposition dans la société, qui l’a accusée de ne pas respecter les coutumes et traditions. Mais, grâce à l’Union, les femmes ont remporté certains droits, comme le droit de vote, le droit de se présenter aux élections, le droit à un salaire égal, parmi d’autres.

Il faut cependant noter que cette Union était composée de femmes du Nord et du Centre du Soudan, et qu’elle a omis les problèmes relatifs aux femmes rurales. Cette Union a échoué à représenter l’ensemble des femmes soudanaises, dans leur diversité culturelle, religieuse et ethnique. C’est un manquement grave.

Avec la montée du mouvement islamiste et l’instauration des lois de la charia islamique en 1983, l’association a été interdite, comme d’autres partis politiques, et ses membres réprimées, comme d’autres leaders progressistes ou réformistes. En 1989, les Frères musulmans ont pris le pouvoir par un coup d’Etat, et ont repris les lois de charia, auxquelles les Soudanais et Soudanaises ont continué de résister, notamment contre une de ces lois, appelée « loi de l’ordre public ».

La loi de l’ordre public (Qanun Nazam al-Aam)

Le gouvernement islamiste de 1989 a instauré, via la loi de l’ordre public, son projet politique modestement intitulé « réforme de l’homme soudanais » ; ce projet, c’était en réalité la construction d’un Etat religieux, qui a imposé au pays une identité arabo-islamique étriquée, et appliquée par la force des meurtres, exclusions et déplacements de population.

La loi de l’ordre public visait à changer les coutumes existantes, dont certaines étaient caractérisées par une relative tolérance, notamment vestimentaire ou sociale, à l’égard des femmes. Cette loi visait à les remplacer par de l’extrémisme religieux, en mettant par exemple en place un article condamnant toute forme de « sorcellerie », qui visait en réalité à réprimer ce qui était interprété comme des « déviances religieuses », et notamment le soufisme.

La loi de l’ordre public viole les droits et les libertés. Elle traite les femmes, encore aujourd’hui, comme un corps qu’il faut dissimuler, perdre de vue. Parce qu’elles subissaient l’essentiel de la violence et de l’oppression de cette loi, les Soudanaises ont aussi été les premières à s’organiser pour résister contre elle.

Les femmes soudanaises vivent une double oppression en permanence. Toutes les violences se rejouent pour elles, et la violence particulière qui s'exerce contre elles se rajoute à la violence du régime contre les citoyens soudanais. Les femmes victimes de guerre et les femmes exposées aux génocides conduits à l’Ouest et au Sud du Soudan pour éradiquer les personnes noires, ont vécu de manière deux fois plus violente les conséquences de la guerre, les pertes humaines, les déplacements forcés, violences sexuelles, et autres crimes commis par le régime.

Les femmes déplacées, notamment les déplacées en ville, multiplient les petits boulots, les tâches difficiles, pour essayer de subvenir aux besoins de leurs enfants. Là encore, une fois de plus, elles sont poursuivies dans leur vie quotidienne par la loi de l’ordre public. 

En effet, les vendeuses de thé et fabricantes d’alcool local, mais aussi les mendiantes et celles qui vendent de petites choses aux abords des routes, toutes ces femmes se voient régulièrement confisquer leur matériel par la "police de l’ordre public", et doivent payer d’énormes amendes si elles sont attrapées, des amendes qui viennent renflouer les caisses des autorités locales. Elles sont aussi exposées aux coups de fouet et à de l’emprisonnement.

D’un point de vue juridique, la loi limite théoriquement (bien que ce soit peu respecté) à 10 sièges le nombre de places pour les femmes dans les transports publics. Avec toujours le même but : limiter leur présence dans la sphère publique, dans un pays où pourtant les femmes représentent une grande partie de la main-d'œuvre, et doivent donc aller travailler, se déplacer, comme tout le monde.

La partie de cette loi qui concerne de manière la plus directe et visible les femmes reste l’obligation de porter le hijab dans les écoles et universités, et qui impose aussi des règles relatifs aux vêtements, à l’apparence, aux comportements. Elle punit la possession de tout matériel à caractère sexuel (comme les préservatifs), et interdit toute publication ou partage de contenu (par exemple dans des expositions ou pièces de théâtre) qui serait passible d’ « outrage aux mœurs ».

Cette loi interdit aussi la danse mixte, à savoir que illes et garçons dansent dans la même pièce. Il existe des règles strictes pour organiser des fêtes ; si ces règles ne sont pas respectées, les personnes risquent des peines allant de 40, 80 ou 100 coups de fouet, ou encore l’emprisonnement et la confiscation immédiate du matériel.

La police a les pleins pouvoirs pour arrêter n’importe qui, n’importe quand, sur la base de leur bon vouloir et sans procès. Des milliers de femmes sont arrêtées ; certaines sont violentées, voire tuées, en raison d’atteintes « aux mœurs », « outrage à l’image publique », et d’autres alibis fantaisistes qui leur permettent d’arrêter facilement les militantes de la société civile et les activistes politiques.

Le réseau Ayn, un réseau médiatique qui tente de faire la couverture des événements dans les zones de guerre, a récemment publié un rapport, intitulé « la loi de l’ordre public, un outil de l’humiliation des femmes », dans lequel il recense les victimes de cette loi. Parmi elles, on lit les noms d’Awadia Ajabna, une vendeuse de thé, Lubna Ahmed, journaliste condamnée pour le port du pantalon, aussi Amira Osman, militante féministe ne portant pas le foulard – et aussi des filles chrétiennes arrêtées en sortant l'église, accusées par leurs vêtements de porter « outrage aux mœurs ». Si la loi prétend s’appliquer de manière égale, sans égard aux origines sociales ou ethniques, les organismes concernés précisent cependant que la majorité des femmes condamnées par cette loi sont des femmes en grande précarité.

La résistance des femmes soudanaises passe donc par la revendication d’abolition de cette loi et de ses dispositions. Des groupes, manifestations, séminaires, initiatives s’organisent pour réclamer la fin de cette loi.

Les femmes dans les manifestations récentes

A cause de cette double oppression, les femmes manifestent aux côtés des hommes depuis décembre 2018. Premières victimes du régime, elle en étaient aussi les premières opposantes. Comme leurs grands-mères et arrière-grands-mères avant elles, elles résistent malgré la répression.

Malgré la mise en place du droit islamique et son influence sur la conscience collective. Malgré la perte de droits acquis plus tôt. Malgré l’accent mis sur l’infériorité des femmes dans l’enseignement et les médias. Malgré l’ampleur de l’hostilité de la société. Et malgré les efforts du gouvernement pour limiter leurs activités. Malgré tout cela, les femmes sont là, et elles sont nombreuses, dans les rues et sur les réseaux sociaux.

Elles réutilisent les groupes de discussion, qui portaient à l’origine sur des conseils beauté ou des garçons, pour en faire des plateformes d’expression de ce à quoi elles se confrontent, en termes d’injustice sociale, en termes de répression émotionnelle aussi. Elle ont aussi utilisé ces groupes pour dénoncer le régime et leurs alliés et complices (les « kizan »), en partageant leurs informations et photos, au point où les membres du gouvernement et les miliciens cachent leurs visages par peur d’être identifiés ou reconnus par elles.

Mais malgré leur rôle dans la révolution, elles sont encore discriminées, harcelées et rejetées si elles participent aux manifestations : certaines familles interdisent à leurs filles de sortir, pour des raisons d’ « honneur ». Pourtant, les filles continuent de sortir dans les manifestations, souvent à l'insu de leurs parents et/ou maris.

La société soudanaise est une société patriarcale qui encercle et étouffe les femmes. L’Etat soudanais tolère le harceleur et protège le violeur. La fille y est destinée au mariage, c'est tout.

Le mariage forcé des filles mineures est justifié par des motifs économiques – libérer la famille d’une charge financière et la faire bénéficier de l’argent de la dot. Selon une étude effectuée par le Conseil Soudanais de Protection des Enfants en 2010, le taux de mariage des mineurs atteignait encore 42% à la campagne et 28% dans les villes. Ces pourcentages ne baissent pas, et cela entraîne, comme l’a montré l’étude, la déscolarisation des filles ; l’étude fixait à 61% le taux de déscolarisation des filles dans la seule ville de Khartoum.

C’est donc l’arsenal juridique qui, on l’a vu, protège et défend le système patriarcal. Une mère ne peut voyager avec son enfant sans autorisation de son mari. En cas de divorce, l’avenir des enfants et tous leurs papiers d’identité dépendent du père. Pour que la mère ait la garde des enfants en cas de divorce, la loi l'oblige à ne pas se remarier avant sept ans.

Enfin, malgré les efforts des militantes de la société civile, les mutilations génitales féminines restent un phénomène de grande ampleur. Ces mutilations, dont l’excision, ont pour objectif de contrôler la vie sexuelle des femmes. C’est une pratique extrêmement violente. La loi ne condamne pas ces pratiques ; et il n’y aura pas de changement social rapide sans législation adaptée. La loi actuelle est en complète contradiction avec toute idée de justice, d'égalité et de progrès.

Les femmes révolutionnaires manifestent, et occupent la place, pour réclamer leurs droits, imposent leurs présence dans la rue, et font pression pour que leurs revendications soient entendues après la chute du système.

Elles luttent aussi pour imposer leurs idées féministes, qui sont rejetées par la société, et associées à des images de dépravation et de débauche. Elles luttent pour imposer ces idées au sein même des cortèges aussi : de nombreux slogans et chants utilisent des analogies sexistes et des termes très dégradants, en assimilant le régime à des caractéristiques féminines. De manière générale, les femmes sont toujours vues comme des manifestantes « pacifiques », vues comme des personnes à protéger de la violence des services de sécurité, des manifestantes en somme peu dangereuses. Les femmes étaient encouragées à porter des robes blanches (thob) dans les cortèges de mars, et leurs photos circulaient ; elles renvoyaient cette image de chasteté, de modestie, si chère aux hommes. Que les hommes fassent circuler ces représentations des femmes dans les manifestations n’est pas dans l’intérêt des idées féministes. 

Liberté, paix, justice. La révolution est le choix du peuple.

Eynass Buthayna

Militante soudanaise pour les droits des femmes (Khartoum).

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